LE BULDHOMME
Conte du jeune homme qui avait perdu ses rêves.
I
Il était une fois un jeune homme qui se réveilla alors que le soleil avait étendu ses pâles rayons bleutés d’hiver sur une partie de la terre. Il ouvrit un œil, et un éclair éblouissant, venu du ciel, y pénétra. Ivre de douleur, il se releva et gigota en tous sens, mais l’éclair avait pris possession de son corps entier. Il se mit à errer au milieu d’un monde inconnu, qui avait perdu les sons et les couleurs. Il se perdit dans des espaces noirs et clos, d’où avaient disparu les humains, les images, la musique et la poésie.
Désespéré et honteux, il se construisit une bulle envahie de fumée pour ne plus voir le monde et pour que le monde ne le vit plus. Il se mit à flotter, comme sur un vaisseau fantôme sans marin ni capitaine, qui voguerait sur des flots déchaînés mais silencieux, de ces silences qui transpercent les tympans.
Il crut qu’il allait mourir et creva sa bulle avec une longue aiguille de pin, mais il avait perdu son rire, sa chair et sa voix. Ses oreilles, son nez et ses doigts gisaient sur l’enveloppe déchirée de la bulle. Ses yeux s’étaient recouvert d’un voile opaque.
Il n’entendit pas les paroles affectueuses et réconfortantes de sa famille et de ses amis. Il les voyait pareil à des êtres sans matière, actionnés par des fils de marionnettiste. Il n’entendit pas plus le chant du hibou, celui du vent, le murmure du ruisseau ni ceux des enfants.
II
Alors, il alla trouver la terre, s’étendit à plat ventre sur un tapis de mousse et pleura une nuit entière. La terre attendit puis lui dit:
-Écoute, écoute le chant des anciens, celui de tous les hommes d’avant. Entends leur complainte nostalgique. Sur mon sol, ils ont trouvé de quoi se nourrir, y ont puisé la force, l’amour, l’énergie créatrice, puis le repos.
Je suis la racine de l’univers. Telle des notes de piano, fluides, vivifiantes et légères, le chant des morts est dans l’herbe que tu foules, dans le fruit qui te nourrit, dans les paysages qu’ils ont façonnés et dans les lieux qui t’abritent. Il est aussi dans la cloche qui tinte, dans le train qui rugit, dans les bras d’une femme, dans la main et le cœur de l’artisan, du bâtisseur et dans ceux de l’artiste.
Alors, il alla trouver l’air, en grimpant sur la plus haute montagne qu’il puisse trouver et l’air lui dit:
-Je suis le souffle que tu respires et qui t’anime. Je suis le poumon de l’univers, et comme les notes vibrantes et claires du pipeau, les oiseaux s’en vont à travers le monde, traversant les océans pour transmettre mon message. Il est dans la feuille qui tremble, dans les branches qui craquent, dans les ailes du moulin ou dans la tempête qui s’emporte. Il es ta respiration et celle de l’univers.
Alors, il alla trouver l’eau et l’eau lui dit:
-Observe ton âme dans mon reflet- miroir et plonge- s’y au plus profond. Je suis la source de l’univers, celle qui fait clore la fleur et la tendresse, celle qui t’abreuve et circule dans ton corps, celle de tes larmes et de tes joies, et comme les notes émues et languissantes du violon, je suis l’eau qui ruisselle, qui clapote et se déverse en une mélodie guérisseuse.
Alors, il alla trouver le feu et le regarda dans ses yeux de braise, et le feu refléta de l’or dans ses pupilles, comme des étoiles échappées des cieux, et le feu lui dit:
-Si tu le veux, tes chagrins et ton désespoir, tels les volutes de ma fumée, s’évaporeront dans le firmament. Vois mes flammes qui hurlent et dansent et font danser les hommes. Mon chant est dans l’âtre, dans la châtaigne qui éclate de rire et dans le déchet qui doit se consumer. Pareil au tambour, je gronde pour mieux m’élever et renaître de mes cendres. Je suis le volcan qui explose et le désir qui couve dans le cœur des hommes. Je suis leur chaleur, leur lumière et leur volonté. Je suis le soleil et les étoiles. Je suis l’orgasme de l’univers.
Terre, air, eau et feu lui parlèrent d’une seule voix:
-Nous constituons le grand orchestre de l’univers et contenons la symphonie universelle du monde. Écoute- nous et n’oublie jamais notre chant. Il te fera vibrer au rythme de l’univers car tout homme est un univers dans l’univers, une étoile dans une galaxie et les étoiles chantent pour qui veut bien les écouter.
III
Le jeune homme se dévêtit et fit brûler son costume de vagabond dans le feu, puis lava son corps dans un ruisseau limpide et se sécha devant les flammes. Il arracha un habit de verdure à la terre, se nourrit de ses baies charnues et sucrées, emplit ses poumons pour absorber le souffle puissant de la forêt, et son cœur du chant des oiseaux que lui portait le vent. Apaisé et reconnaissant, il s’endormit au sein de la terre et y puisa de nouvelles forces.
Quand il se réveilla, il avait retrouvé les images de l’univers, ses sons et ses couleurs. Il se leva et se mit en route pour rentrer chez lui, le cœur gai et l’âme sereine. Le sens de son histoire lui sauta dans les deux yeux et en effaça le voile aveuglant. Il ne servait à rien de fabriquer un rideau de fumée entre lui et le monde. Il faisait partie du monde. Il était le monde comme chaque être vivant,et il pouvait participer à l’opéra de la vie et à la grande symphonie du monde, en mettant tous ses sens en éveil et toutes ses forces en action.
Il retrouva ses rêves, tous ses rêves et sut les mener à leur terme, tout en s’impliquant dans une vie familiale et sociale épanouie. Quand il eut joui de la vie et de ses créations, il s’aperçut qu’il était vieux et fatigué, vieux et heureux, et qu’il était temps d’appeler la mort sans crainte, parce qu’il avait vécu en harmonie avec l’univers et avec lui-même. Il s’endormit pour son dernier sommeil et l’harmonie s’imprima sur les traits détendus de son visage.
L’une de ses petites filles le trouva ainsi, mort et apaisé, avec comme un sourire tranquille, et la lumière douce qui illuminait sa dernière expression, et elle murmura:
-C’est donc ça la mort? Alors, je n’ai pas peur.
------------------------------------------------------------------------------------------------