Non, je ne vous raconterai pas.
Je ne vous raconterai pas comme il est difficile d'accompagner une personne mourante.
Je ne vous raconterai pas comme ces moments sont émouvants et éprouvants quand il s'agit de sa propre mère, cette mère qui a décidé de mourir, qui ne se nourrit plus, qui est paralysée depuis plusieurs mois et qui ne peut plus parler.
Je ne vous dirai pas combien grandissent la révolte et la colère quand vous savez qu'elle souffre et que quelqu'un essaie de vous convaincre du contraire.
Je ne vous dirai pas comment des idées de meurtre vous viennent à l'esprit la nuit quand vous restez à son chevet, comme on cherche des oreillers du regard, comme on les soupèse et comme l'on se demande:
-Y arriverai-je?
Je ne vous avouerai pas comment l'on pleure avec elle, ce qu'on lui dit, les caresses délicates qu'on prodigue sur le front, les joues, les bras, les mains d'un corps décharné, amaigri, tordu, fragile et souffrant que l'on sait à bout.
Je ne vous avouerai pas les baisers, les sourires, les yeux qui communiquent, tout l'amour qu'ils peuvent contenir.
Je ne vous dévoilerai pas la douleur d'être réveillée quand on a enfin réussi à s'assoupir un peu sur un fauteuil et que vous entendez:
-Réveillez-vous, c'est pour maintenant, regardez! Elle a la peau toute marbrée. Il n'y en a plus pour longtemps, alors qu'elle vivra 4 jours de plus.
Je ne vous dirai surtout pas combien l'on se sent mal à somnoler dans un fauteuil dans la chambre d'une mourrante alors que les seuls bruits sont les impulsions de la machine à oxygène à laquelle il vous semble être aussi accordée, comme si c'était à vous qu'elle pulsait le coeur et les poumons, et le souffle de la personne que vous aimez qui faiblit et s'accélère d'heure en heure, entrecoupé par les nombreuses sonneries des résidents âgés qui attendent un peu de réconfort.
Je ne vous dirai pas la peine et la souffrance du personnel non autorisé à soulager.
Je ne vous dirai pas le courage des soignantes bien présentes, à ses petits soins et aux vôtres, leur dévouement et leur discrétion.
Je vous cacherai les cafés nocturnes, les cigarettes, les petits gâteaux déposés sur une assiette, les confidences, les conseils, les paroles de soutien et de réconfort.
Je vous cacherai les conseils à se rebeller.
Je ne vous dévoilerai pas les émotions et les chagrins, les moments forts et épuisants partagés avec sa belle-soeur, celle qui s'en est le plus occupée, avec ses frères et soeurs et avec ses rares visiteurs qui vous confient leurs angoisses, leur foi, leurs doutes.
Je ne vous dirai pas les nombreux appels au secours, les coups de téléphone, les menaces et les injonctions.
-Vous venez où je viens vous chercher.
-Vous ne sortirez pas de là tant que vous ne l'aurez pas soulagée.
Je ne dirai rien sur les appréhensions, les peurs, les hésitations des médecins.
je ne vous écrirai pas cette phrase:
-je l'ai examinée et c'est vrai qu'elle souffre. Je vais ordonner le nécessaire pour la soulager.
Je ne vous écrirai pas non plus qu'elle s'est enfin endormie, au bout de 6 jours de souffrance et qu'elle s'est éteinte deux heures après avoir été soulagée, comme si la douleur l'avait auparavant empêchée de partir.
Je ne vous dirai rien sur le soulagement de tous ses enfants, du personnel et des résidents de la maison de retraite et rien sur sa voisine de chambre qui ne supportait plus de rester à ses côtés et faisait des cauchemars. Rien sur ce paravent destiné à dissimuler l'agonie et rien non plus sur ces familles qui demandent des soins palliatifs et accusent ensuite les médecins d'avoir hâté le décès.
Soulagée,
Soulagés,
j'en aurais presque ri.
Non, je ne vous écrirai rien de tout cela...
Avril O9
Essaie de manger un peu
ce n'est pas grand-chose
Une gelée qui fond
ça ne passe plus hein!
Dors
Tu ne dors pas?
N'aie pas peur!
Tu iras au paradis.
Tu n'y crois pas mais nous, nous en sommes sûrs
C'est un tout petit tunnel, je te l'ai déjà dit
J'y suis déjà rentrée
C'est comme si tu devais traverser un pont
Un petit pont de bois
Et nous te donnons la main jusqu'à l'entrée
Il y a des prairies vertes de chaque côté
Constellées de marguerittes et de coquelicots
Des arbres et des oiseaux
Tu les entendras, tu sais
Il y a de petits passereaux comme tu aimes
Des mésanges, des pinsons, des bouvreuils
Des chardonnerets, des pouillots
Et même une jolie huppe avec son aigrette
Ils chantent
Tu les écoutes et tu traverses
Nous te regardons et te sourions
Tu sens toujours nos mains dans les tiennes
Tu emportes tout notre amour
Il ne te quittera jamais
Jamais!
Tu ne dors toujours pas?
Tu as mal?
Si je pouvais te la prendre cette souffrance-là
Maman, je t'aime
Maman, nous t'aimons tous
Essaie de dormir maintenant
Bon, je te lâche la main
Il faut que je me repose
ça ne va pas?
Ne pleure pas maman
Tu me fais pleurer aussi
Nous le savons bien que tu nous aimes
Tu te rappelles nos vacances en Bretagne?
Tu sais, tu sentiras toujours les crêpes
Tu auras toujours le parfum des confitures
Si tu n'en peux plus, ferme tes yeux
Laisse-toi aller
Si c'est trop dur, maman
Tu peux partir
Tu vas retrouver tous ceux qui t'aiment et que tu as aimés
Tu as les yeux qui me sourient
Tu es belle, tu sais
Tu es devenue toute petite
Tu ne vas pas avoir de mal à t'y glisser au paradis
Tu es maligne, toi
Il faut dormir maman
Il faut te reposer
Tu as les joues brûlantes
Tu as de la fièvre
Je vais les appeler
Je vais t'hydrater un peu les lèvres
Attention! Je te mets un peu d'eau dans la bouche
ça fait du bien, hein!
Tu n'arrives plus à respirer?
Attends! je vais remettre ton oreiller
Quand est-ce que tu dors?
Il faut dormir
Elle souffre, je vous dis qu'elle souffre
Peut-être que je l'empêche de partir à être là tout le temps
Peut-être que c'est plus dur
Maintenant? Comment ça marbrée?
Maman, je suis là
Pense au petit pont
Nous sommes tous là avec toi
Maman, nous t'aimons et t'avons toujours aimée
Tu sens ma main?
Les oiseaux dans ton jardin
Tu t'en souviens?
Je vous dis qu'elle souffre! Vos médicaments, elle ne les avale plus depuis une semaine
Elle ne mange plus depuis une semaine
Vous la laissez mourir de faim et d'épuisement
Du dafalgan, du doliprane, ça ne suffit pas!
Je suis fatiguée, oui
Ce n' est pas pour maintenant alors! demain peut-être
Sur le fauteuil, oui, essayer de dormir
je ne vois que son visage et sa bouche toujours ouverte
Son oeil gauche qui ne se ferme plus
J'écoute son souffle qui diminue mais s'accélère
Chaque souffle parait le dernier
Je me cale sur son souffle
ce n'est pas possible un souffle pareil!
Je veux lui tenir la main pour le dernier souffle
Ce doit être terrible de mourir seule quand on a si peur
Ou qu'on souffre autant
Je ferme les yeux
La machine!
je suis reliée à la machine
C'est moi la morte aussi
Dans quelques années peut-être
Moi à sa place
L'oxygène qui pulse de l'air dans mes poumons
C'est difficile
Il me semble que je vais mourir aussi
La voisine ronfle un peu
Elle a un masque parce qu'elle fait de l'apnée
Elle a peur
Il ne faut pas la réveiller
Les résidents sonnent sans arrêt
Ils savent et ils ont peur
Tu tousses?
J'arrive
Tu n'arrives plus à respirer?
Je vais t'humecter les lèvres et la bouche
Essaie de dormir
Je suis là
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C'est long la mort quand on la veille, quand on la sent et qu'elle tarde à venir
C'est long
C'est douloureux
Il ne reste que l'amour
Rien d'autre que l'amour
Et la douleur