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L'homme au fennec

Il pleuvait tant que nous nous étions réfugiées dans un café. C'est peu après qu'il est entré. Les gens ont cessé de parler. Il faut bien avouer qu'il était si étrange et son chien aussi. Lui, on aurait dit un enfant dans la peau d'un adulte inachevé ou un adulte qui aurait gardé quelque chose d'un enfant mais il aurait été impossible de définir quoi. Son chien ressemblait à un fennec.  Tous deux étaient trempés et insolites. L'homme- enfant avait un crâne presque chauve et n'était pas très grand. Il marchait lentement à l'aide d'une canne.La pluie ruisselait sur son visage et sur son kaway. Son pantalon était trempé. Ce devait être à l'automne.

Insolites... Son visage aussi. Ni celui d'un homme, ni celui d'un enfant.
Il a parcouru la salle rapidement des yeux et est venu directement à notre table. Il a demandé s'il pouvait s'asseoir à nos côtés. Je lui ai tendu des mouchoirs en papier pour essuyer la pluie qui coulait encore sur ses joues. Et tout de suite après, il a raconté. Il avait été percuté par un véhicule de l'armée pendant son service militaire, une moto ou une voiture, je ne sais plus. Il était resté longtemps entre la vie et la mort. Il avait subi des années de réeducation et était resté handicapé. Il touchait une pension importante qui lui permettait de vivre et de voyager. Et il voyageait parce que sa famille voulait mettre la main sur sa pension. Pour nous prouver ses dires, il a sorti deux passeports de son sac de voyage . Le premier était entièrement rempli. Il nous a montré les nombreux tampons en citant les pays visités, Irlande, Allemagne, Angleterre, Norvège, Grèce, Egypte, Mexique, Islande, Suisse, Hollande, Etas-Unis et d'autres encore. 
 
Il nous a demandé si l'une d'entre nous pouvait le loger. Il a dit qu'il irait à la gare le lendemain. Il a ajouté qu'il était fatigué. Mes amies se sont levées brusquement, ont donné un prétexte pour écourter la soirée et sont parties. Je leur en ai voulu de me laisser seule avec lui. Je ne sais pas si c'est son passeport qui m'a fait rêver. J'ai pensé qu'il n'y avait rien à craindre de cet inconnu. J'ai songé aussi que j'étais curieuse de cet homme et de son drôle de chien et je me suis dit qu'il avait vraiment l'air fatigué et qu'il n'était pas possible de le laisser seul la nuit dans cette ville bourgeoise  et  particulièrement vicelarde. Je lui ai dit que j'allais l'accompagner jusqu' à ma chambre, que je lui laisserai les clés et que j'irai dormir chez des amis. 
 
Nous avons attendu que la pluie cesse et nous sommes partis rejoindre la cité universitaire. Les gens se retournaient sur nous et montraient son chien du doigt. Il marchait lentement mais d'un pas assuré et régulier.  Il a monté les escaliers des deux étages sans problèmes et nous sommes entrés dans ma chambre. Je lui ai fait du café. Il s'est assis sur mon lit et il a parlé encore. Il m'a sorti des photos et il m'a montré comment il était avant son accident, 5 ans auparavant. C'était un jeune homme très beau. Il était impossible de le reconnaître. Il m'a montré des photos de lui à moto puis des photos de ses voyages et nous avons parlé assez tard dans la nuit. Il m'a dit que je pouvais coucher là aussi. Mais j'ai pris peur et lui ai donné mes clés. 
 
Le lendemain, j'ai rencontré une femme de ménage dans l'escalier de la cité. Nous savions qu'elles avaient des passes et rentraient parfois dans les chambres quand elles nous soupçonnaient de fumer du shit par exemple. Il y avait des objets qui disparaissaient, parfois de l'argent. Il leur arrivait d'oublier un balai dans nos piaules. Nous pensions qu'elles n'en avaient pas le droit mais elles ne s'en cachaient pas. Elle m'a dit qu'il y avait un homme étrange dans mon lit, que la chambre était jonchée de mégots, qu'il y avait des tasses renversées et que je devais faire attention à mes relations. Elle a ajouté qu'elle fermerait les yeux sur la présence du chien et qu'elle n'avait jamais vu un tel chien auparavent.
 
J'ai frappé et je suis entrée. Il était couché nu sur le lit, sur le ventre. Il avait le corps d'un enfant ou celui d'un adulte mais trop menu, tout lisse et sans un poil. J'ai dit pardon et je m'apprêtais à sortir. Il s'est relevé en prenant appui sur les avant-bras et m'a dit:
-Non! restez! 
Il s'est excusé pour la saleté. Il m'a expliqué qu'il était très malhabile de ses mouvements et qu'il faisait souvent tomber les choses. J'aurais aimé qu"il se rhabille mais il ne l'a pas fait tout de suite. J'ai pensé qu'il voulait me montrer qu'il était fait comme les autres, qu'il avait un corps lui aussi et des désirs. Mais  j'étais jeune et j'avais déjà été agressée. Je n'ai pas voulu lui expliquer que je n'avais à ce moment-là plus aucun désir pour personne et je n'ai pas osé lui dire non plus qu'il m'était impossible d'en éprouver pour quelqu'un qui avait un corps qui ressemblait à celui d'un enfant. J'ai pensé seulement des années après, quand le désir est revenu, que j'aurais peut-être alors été capable de faire l'amour avec lui en pensant simplement à l'homme normal qu'il avait été et qu'il était toujours sous un physique différent mais je n'en ai jamais vraiment été sûre.
 
Entre temps, il était revenu  à la cité universitaire et il m'avait cherchée. J'ai eu peur de ma frayeur et honte d'une sorte  de répugnance que je ressentais à son égard. J'ai crains qu'il ne s'en rende compte. Alors, je suis restée trois jours enfermée dans ma chambre sans faire de bruit. Il est venu y frapper tous les jours comme s'il se doutait que j'y étais. Je ne voulais pas même le rencontrer.
 
Quelques mois plus tard, il a frappé à la porte de mes parents. C'est ma mère qui l'a reçu. Elle m'a dit qu'il y avait un homme bizarre avec un drôle de chien qui me demandait et qu'il tenait des fleurs à la main. J'ai tout de suite pensé à lui et suis allée le recevoir. Il m'a tendu un bouquet de roses rouges. Nous l'avons fait asseoir et il a expliqué qu'il avait parlé de moi à ses parents, qu'il souhaitait m'épouser et il s'est tourné pour faire sa demande à ma mère. Nous étions en 1982, je crois. J'ai été émue et je crois bien avoir eu pitié. Je ne savais pas quoi lui dire et ma mère non plus. J'ai fini par lui expliquer que j'étais très touchée mais que c'était impossible, que je l'aimais bien mais que je ne l'aimais pas, enfin! ce qu'on dit dans ce genre de circonstance. Il avait traversé la moitié de la France pour me voir. Il semblait déçu et surtout malheureux.

La pensée m'a traversée qu'avant son accident, il ne m'aurait pas même accordé un regard, qu'il avait alors un physique de jeune premier, de ceux qui font sans doute rêver bien des femmes. Il s'est levé, m'a paru voûté tout- à- coup, nous a dis au revoir et est reparti à pied. Je n'ai jamais eu de nouvelles et ne l'ai plus jamais revu. Je l'ai toujours imaginé sur les routes avec sa vie riche de rencontres et pauvre sentimentalement. J'ai toujours eu de l'admiration aussi pour cet homme qui, malgré ses handicaps, avait pris sa vie en main. Je me dis aujourd'hui encore qu'il a peut-être fini par rencontrer une femme qui a pu voir l'homme sous son allure d'enfant.

L'image de cet homme et de son chien est restée gravée dans ma mémoire à la façon de certaines photos que nous gardons et regardons régulièrement, ou plus justement de celles qui s'impriment une fois pour toute dans nos esprits. Je me suis demandée également si un tel homme vieillissait jamais. Il m'avait paru comme en dehors du temps. 
Tag(s) : #Textes en prose
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